Responsables d'ateliers > Benhaïm Yohanan

Experts, savoirs et think tanks au Moyen-Orient
Léo Fourn  1@  , Yohanan Benhaïm  2@  
1 : Centre Population & Développement  (CEPED)
Institut de recherche pour le développement [IRD]
2 : Institut Français d'Études Anatoliennes

Les espaces de production du savoir extérieurs au monde académique, dont ceux dédiés à l'expertise politique, se sont considérablement développés depuis le début des années 2000 au Moyen-Orient (Hanafi et Arvanitis, 2015). Les activités des centres de recherches indépendants et, surtout, des think tanks ont suscité de nombreuses recherches aux États-Unis et en Europe occidentale, qui ont contribué aux réflexions sur le rôle de l'expertise, en particulier sur le rôle des acteurs non-étatiques dans la production de l'action publique (Bérard et Crespin, 2010 ; Bezes, 2012). Si des travaux comparatistes se sont interrogés sur la place de l'expertise dans d'autres régions du monde (Stone et Denham, 2004), les publications à ce sujet demeurent rares concernant les pays du Moyen-Orient, à quelques exceptions près (Le Moulec, 2016). Cet atelier, qui s'inscrit en dialogue avec des réflexions sur la production du savoir en sciences sociales dans la région (https://www.ifporient.org/wp-content/uploads/2023/01/french.pdf), souhaite combler ce manque en proposant une discussion comparatiste au sujet des institutions non étatiques spécialisées dans la production de savoirs dans l'objectif de conseiller le politique sur différents secteurs d'action publique au Moyen-Orient. Dans un contexte régional de restauration autoritaire (Allal et Vannetzel, 2017) ou de présidentialisation des régimes politiques, la question du lien entre production des savoirs et consolidation du pouvoir nous permet d'interroger sous un nouveau jour les relations entre champs politique, bureaucratique, académique et médiatique.

Cet atelier thématique entend, dans un premier temps, analyser ces institutions, leur position au sein de l'espace spécifique de l'expertise, et leur interaction avec d'autres champs sociaux, tels que les champs académique, politique, économique et médiatique (Medvetz, 2012). Nous serons par ailleurs particulièrement attentifs à l'étude des trajectoires et des propriétés sociales des acteurs engagés dans ces organisations, qui se distinguent souvent par leur multipositionalité (Argibay, 2016). Cet atelier entend ainsi contribuer à une sociologie des élites intellectuelles de la région, en interrogeant les capitaux nécessaires à la reconnaissance de l'expertise et leurs spécificités potentielles.

Cet atelier souhaite aussi soulever la question des relations de ces institutions avec les pouvoirs en place, en fonction des différents types de régime politique présents dans la région. Nous souhaitons ici questionner les logiques de dépendance, notamment à travers l'étude des ressources mobilisées en circulation (humaines, relationnelles, financières, etc.), mais aussi de résistance, à l'œuvre dans la production de cette expertise. Si certaines organisations sont directement liées à des partis politiques au pouvoir – comme le SETA en Turquie –, d'autres se placent en revanche dans une logique contestataire visant à contrer le monopole de l'expertise par les gouvernants – à l'exemple du FTDES en Tunisie. À travers cette réflexion sur les liens avec le pouvoir, c'est aussi la nature du savoir produit et sa fonction politique qui seront ainsi questionnées.

L'attention portée aux rapports de pouvoirs nous invite à réfléchir à la dimension transnationale de ces instituions, étant donné la trajectoire personnelle des experts (notamment par la formation), leurs financements étatiques et non étatiques, ou la circulation de cadres cognitifs internationaux (Saint-Martin, 2004). Enfin, l'étude de leur implantation à l'étranger dans le contexte des répressions post-Printemps arabe les placent souvent « entre politique en exil et politique étrangère" (Benhaïm, Gad, Klaus, 2024), à l'instar des centres de recherche syriens installés en Turquie après 2011 (Al Dassouky et Pierret, 2021). De même, le déploiement de certaines institutions au niveau régional, voire international, en fait un outil de diplomatie publique, comme l'illustre l'expansion du Centre Arabe de recherches et d'études politiques financé par le Qatar.

Les interventions retenues se fonderont sur des données issues d'enquête de terrain, dans n'importe quelle discipline des sciences sociales.

 English

The spaces for knowledge production outside the academic world, particularly those dedicated to political expertise, have significantly expanded since the early 2000s in the Middle East (Hanafi and Arvanitis, 2015). The activities of independent research centers and, especially, think tanks have prompted extensive research in the United States and Western Europe, contributing to discussions about the role of expertise, particularly regarding the involvement of non-state actors in the production of public policy (Bérard and Crespin, 2010; Bezes, 2012). While comparative studies have examined the role of expertise in other regions of the world (Stone and Denham, 2004), publications on this subject remain scarce concerning Middle Eastern countries, with a few exceptions (Le Moulec, 2016). This workshop, which engages in dialogue with reflections on knowledge production in social sciences within the region (https://www.ifporient.org/wp-content/uploads/2023/01/french.pdf), aims to address this gap by proposing a comparative discussion regarding non-state institutions specializing in knowledge production to advise political actors on various sectors of public action in the Middle East. In a regional context characterized by authoritarian restoration (Allal and Vannetzel, 2017) or the presidentialization of political regimes, the question of the link between knowledge production and power consolidation allows us to re-examine the relationships among the political, bureaucratic, academic, and media fields.

This thematic workshop aims, initially, to analyze these institutions, their position within the specific space of expertise, and their interaction with other social fields, such as the academic, political, economic, and media domains (Medvetz, 2012). We will also pay particular attention to studying the trajectories and social properties of the actors involved in these organizations, which often stand out due to their multi-positioning (Argibay, 2016). Thus, this workshop seeks to contribute to a sociology of intellectual elites in the region by questioning the capitals necessary for the recognition of expertise and their potential specificities.

Moreover, this workshop intends to raise questions regarding the relationships of these institutions with the existing powers, depending on the various types of political regimes present in the region. We aim to explore the logics of dependency, particularly through the study of mobilized resources (human, relational, financial, etc.), as well as those of resistance, involved in the production of this expertise. While some organizations are directly linked to the ruling political parties—such as SETA in Turkey—others adopt a contestatory stance aimed at countering the monopoly of expertise held by the authorities, as exemplified by FTDES in Tunisia. Through this reflection on ties to power, we will also examine the nature of the knowledge produced and its political function.

The attention given to power relations invites us to consider the transnational dimension of these institutions, given the personal trajectories of experts (notably through training), their state and non-state funding, and the circulation of international cognitive frameworks (Saint-Martin, 2004). Finally, the study of their presence abroad in the context of post-Arab Spring repressions often places them "between exiled politics and foreign policy" (Benhaïm, Gad, Klaus, 2024), akin to Syrian research centers established in Turkey after 2011 (Al Dassouky and Pierret, 2021). Similarly, the deployment of certain institutions at the regional or even international level makes them a tool for public diplomacy, as illustrated by the expansion of the Arab Center for Research and Policy Studies funded by Qatar.

The selected interventions will be based on data from field surveys across any discipline within the social sciences.

 

Références

 

Al Dassouky A., et Pierret T. (2021), « Étudier le politique en Syrie, de la « mise à jour autoritaire » à la guerre », in Vanessa Frangville et al. (dir.), La liberté académique. Enjeux et menaces, Editions de l'Université de Bruxelles, pp.87-94.

Allal A., Vannetzel M. (2017), « Des lendemains qui déchantent ? Pour une sociologie des moments de restauration », Politique africaine, n° 146, pp.5-28

Argibay C. (2016), « Quand le savant devient politique. Sociologie de l'expertise du think tank Terra Nova », Participations, vol.16 (3), pp.195-222.

Benhaïm Y., Gad, N., Klaus E., (2024), « Des migrations politiques ? Des mondes arabes à la Turquie, entre politique en exil et politiques étrangères », Mondes arabes, n°5, pp. 9-24.

Bérard Y. Et Crespin R. (dir.) (2010), Aux frontières de l'expertise. Dialogues entre savoirs et pouvoirs, Presses universitaires de Rennes.

Bezes P. (2012), « État, experts et savoirs néo-managériaux. Les producteurs et diffuseurs du New Public Management en France depuis les années 1970 », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 193, pp. 16-37

Hanafi S, et Arvanitis R (2015), Knowledge Production in the Arab World: The Impossible Promise, Routledge.

Le Moulec J.-B. (2016), Janissaires du savoir: sociologie des producteurs et diffuseurs de savoirs sur le Moyen-Orient en Turquie, thèse non publiée de science politique, Université Aix-Marseille.

Medvetz T. (2014), Think Tanks in America, Univ. of Chicago Press.

Saint-Martin D. (2004), Building the New Managerialist State. Consultants and the Politics of Public Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford University Press.

Stone D., et Denham A. (2004), Think tank traditions. Policy analysis across nation, Manchester University Press.


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