Dans le champ des études littéraires arabes, l'idée selon laquelle le réalisme atteint son apogée au milieu du XXe siècle, pour entrer progressivement en crise vers la fin des années 1960, semble faire l'unanimité. En effet, au cours des dernières décennies, plusieurs chercheur·euse·s ont directement associé la crise vécue par cette tradition littéraire à des phénomènes tels que la Naksa, le déclin de l'idéologie panarabe et l'affaiblissement de l'existentialisme sartrien. De plus, si pour la plupart d'entre eux ou elles 1967 marque le début de cette crise, les trois décennies successives, et plus particulièrement les années 1990, entraînent en quelque sorte sa disparition. Présentée comme un fait établi, cette vision du « réalisme arabe » ne va pas nécessairement de soi et force est de constater que l'interprétation que l'on a faite de son évolution repose sur plusieurs raccourcis ou idées reçues.
D'abord, une telle vision s'appuie sur un rapport immédiat et inhérent entre, d'une part, l'esthétique réaliste et, de l'autre, un type spécifique d'engagement littéraire d'inspiration marxiste et / ou panarabe, qui a animé un grand nombre d'intellectuel·le·s arabophones tout au long du XXe siècle (Klemm, 2000 ; Di-Capua, 2008). Une telle vision implique également une conception essentialiste des littératures arabes, qui a permis aux chercheur·euse·s de faire converger dans une notion à l'apparence monolithique une panoplie de productions diverses ne relevant pas forcément du réalisme (socialiste). Enfin, une telle vision du réalisme et de son évolution a longtemps amené ces chercheur·euse·s à penser l'histoire des littératures arabes sur la base de frontières temporelles nettes, notamment en opposant tout ce qui a été produit avant et après 1967, ou encore, avant et après les années 1990.
Dans cet atelier, nous aimerions ainsi revenir sur la tradition réaliste telle qu'elle a été pratiquée et implémentée au sein de l'aire littéraire arabophone (Leperlier, 2020), aussi bien d'un point de vue synchronique que diachronique. Loin de nier la valeur et l'apport fondamental des études menées précédemment sur ce sujet, nous visons à complexifier et à nuancer leurs conclusions. En particulier, il s'agira ici non seulement de questionner la vision spécifique de cette tradition que nous venons de rappeler ci-dessus, mais aussi d'interroger l'usage d'une telle catégorie, ou plutôt, d'un tel « catégorème » dans le champ des études littéraires arabes (Bourdieu, 1992 : 570). De cette manière, nous visons également à nous resaisir d'une question qui a pour la plupart du temps semblé aller de soi dans ce champ d'études (Selim, 2003 : 110).
Parallèlement, nous aimerions remettre la lumière sur les liens qui subsistent entre les narrations que l'on a faute de mieux regroupé sous l'étiquette unique de réalisme (socialiste) et d'autres dimensions essentielles du « fait » littéraire, tels que l'idée de responsabilité des écrivain·e·s ou celle de leur (dés)engagement. Ce faisant, nous nous inscrivons dans un nouvel intérêt porté aux expériences littéraires réalistes dans l'aire arabophone, ayant vu récemment le jour tout particulièrement dans le domaine universitaire anglophone (Alraddadi, 2024 ; Kesrouani, 2024).
Au travers d'approches variées, telles que la (post)narratologie, le comparatisme, les études post-coloniales et dé-coloniales, la sociocritique, la sociologie de la littérature, etc., nous sollicitons donc des contributions qui essayent de répondre, entre autres et de manière non exhaustive, aux questions suivantes : Qu'est-ce que le réalisme dans le cadre des littératures arabes modernes et contemporaines ? En quoi a-t-il consisté ? Y-a-t-il eu un seul « réalisme arabe », ou bien, plusieurs traditions littéraires liées par la nécessité de représenter le monde de façon mimétique ? Comment l'histoire d'une telle tradition pourrait-elle prendre en compte à la fois les dimensions nationale, internationale et transnationale de la production et de la circulation de la littérature ? Quelle importance accorder à une chronologie unique dans le cadre des histoires variées de la tradition réaliste ? Le réalisme (socialiste) a-t-il survécu de nos jours et dans quel contexte, dans quelles conditions ? Ces écritures peuvent-t-elles coexister avec une montée en puissance de l'onirique, de l'absurde, du grotesque (ex. le réalisme magique, le réalisme cauchemardesque, etc.) ? Comment appréhender cette diversité et, surtout, quels enjeux pour toute tentative de définition de celle-ci ? Enfin, en ce qui concerne les dernières décennies, ne s'agirait-il pas d'une crise des rapports entre un type spécifique d'engagement et cette tradition littéraire plutôt que d'une crise du réalisme lui-même ?
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In the field of Arabic literary studies, the idea that realism reached its peak in the mid-20th century, only to gradually enter into crisis by the late 1960s, is widely accepted. Indeed, in recent decades, most scholars have directly linked the crisis experienced by this literary tradition to phenomena such as the Naksa, the decline of Pan-Arab ideology and the weakening of Sartrean existentialism. Furthermore, if 1967 marks the beginning of this crisis for most of them, the three following decades, and particularly the 1990s, lead to its extinction. Presented as a fact, such a view of “Arabic realism” and its evolution is not necessarily self-evident. At the same time, such an interpretation is based on several shortcuts or preconceived ideas.
Firstly, such a view relies on an immediate and inherent relationship between, on the one hand, realistic aesthetics and, on the other, a specific type of literary commitment inspired by Marxism and/or Pan-Arabism, which galvanised numerous Arab intellectuals throughout the 20th century (Klemm, 2000; Di-Capua, 2008). Such a view also implies an essentialist conception of Arabic literature, allowing researchers to merge a diverse range of literary productions that do not necessarily fall under the category of (social) realism into a seemingly monolithic notion. Lastly, such a view of realism and its evolution has led researchers to imagine the history of Arabic literature based on sharp temporal boundaries, opposing everything that was produced before and after 1967 or before and after the 1990s.
In this workshop, we would like to look back at realism as it has been practised and implemented within the Arabic literary space from both a synchronic and diachronic perspective (Leperlier, 2020). Far from denying the value and fundamental contributions of previous studies on this subject, we aim to complicate and nuance their conclusions. In particular, we would like to question the specific view of this tradition recalled above, reflecting on the use of such a category, or rather, a “categorem” in the field of Arabic literary studies (Bourdieu, 1992: 570). In this way, we also aim to re-engage with a question that has seemed chiefly self-evident in this field of study (Selim, 2003: 110).
Simultaneously, we would like to shed light on the connections that persist between the narratives that have been grouped, for lack of a better term, under the label of (social) realism and other essential dimensions of the “literary fact”, such as the idea of a writer's responsibility and his or her (de-)commitment. In doing so, we align ourselves with a renewed interest in realistic literary experiences in the Arabic world(s), which has emerged recently, particularly in the English-speaking academic field (Alraddadi, 2024; Kesrouani, 2024).
Through various approaches, such as (post)narratology, comparative research, post-colonial and de-colonial inquiries, socio-criticism, sociology of literature, etc., we are seeking contributions that attempt to answer, among other things and in a non-exhaustive manner, the following questions: What is realism in the context of modern and contemporary Arabic literature? What has it consisted of? Has there been a single “Arab realism,” or rather, multiple literary traditions linked by the necessity to represent the world mimetically? How could the history of such a tradition take into account the national, international and transnational dimensions of the production and circulation of literature? How can we imagine a unified chronology despite the various histories of the realist tradition? Has (social) realism survived to this day, and if so, in what context and under what conditions? Can these writings coexist with a rise in the dreamlike, the absurd or the grotesque (e.g., magical realism, nightmarish realism, etc.)? How should this diversity be approached, and, above all, what are the consequences of any attempt at defining it? Finally, regarding the last few decades, could we hypothesise a crisis in the relationship between a specific type of commitment and this literary tradition rather than a crisis of realism itself?