Depuis les enquêtes pionnières d'Anne-Catherine Wagner en France (1998) et de Karen O'Reilly au Royaume-Uni (2000) sur les « expatrié·es », un intérêt grandissant de la recherche en sciences sociales pour la « mobilité privilégiée » (Croucher 2012) et les « migrations d'élites » (Amar & Green 2022) ou « désirables » (Sandoz 2021) a permis de mettre au jour la stratification sociale des populations immigrées et des expériences migratoires ainsi que la diversité interne à la sous-population des immigré·es bien doté·es en capitaux économiques ou culturels : cadres supérieur·es et leurs conjoint·es, investisseurs, retraité·es, étudiant·es, enseignant·es, artistes, digital nomads, intelligentsia, etc. L'essentiel de cette production scientifique s'est jusqu'ici concentré sur les migrations en provenance de pays d'Europe de l'Ouest ou d'Amérique du Nord (très majoritairement blanches). Les travaux s'intéressant aux mobilités privilégiées (très majoritairement non blanches) venant des pays du Sud global (Torresan 2007 ; Blum 2022) sont quant à eux beaucoup plus rares, ce qui peut s'expliquer à la fois parce qu'il s'agit d'expatrié·es plus discret·es ou plus invisibilisé·es et parce que leur statut privilégié est moins évident. Ce constat concerne particulièrement les mobilités des membres des classes moyennes et supérieures en provenance des mondes arabes et musulmans, et notamment du Maghreb.
Pourtant, les mobilités du sud vers le nord de la Méditerranée sont non seulement quantitativement importantes (on dénombre ainsi environ un million de Marocain·es en Espagne, d'Algérien·nes en France et de Turc·ques en Allemagne) mais elles sont aussi caractérisées par une sélectivité sociale croissante ces dernières décennies, engendrée conjointement par l'effet d'éviction des politiques restrictives (en matière de délivrance des visas Schengen, de droit au regroupement familial, d'accès aux marchés du travail européens...) et par l'effet de sursélection des politiques européennes dites d'attractivité (carte bleue européenne, passeport talent, golden visa...). Les espaces publics sud-méditerranéens sont ainsi devenus familiers des discours sur la « fuite » de leurs « cerveaux », ingénieurs ou médecins. Si des travaux se sont intéressés à l'expérience internationale des étudiant·es et des diplômé·es originaires du Maghreb (Ben Sedrine et Geisser 2001 ; Mazzella 2009 ; Jamid 2022 ; Vallot 2024) ainsi qu'aux départs des élites intellectuelles algériennes au cours de la décennie noire (Khaled 2023), la question des privilèges relatifs à la mobilité des membres des classes moyennes et supérieures du Maghreb vers l'Europe reste encore largement à défricher.
Cet atelier invite donc les chercheur·es en sciences sociales, quel·les que soient leur discipline et leur statut, à l'investir à partir d'enquêtes empiriques originales (réalisées ou en cours, qualitatives et/ou quantitatives, historiques ou contemporaines, menées dans les pays de départ et/ou d'arrivée) ou d'analyses secondaires de données d'enquêtes construites à d'autres fins, en portant une attention particulière aux effets des politiques publiques migratoires et à l'articulation des rapports sociaux (en particulier de classe, de race et de nationalité, mais également de genre, d'âge, etc.).
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Privileged migration? The international mobility of the Maghreb's middle and upper middle classes, between restrictive and attraction policies
Since the pioneering work of Anne-Catherine Wagner in France (1998) and Karen O'Reilly in the UK (2000) on ‘expatriates', a growing interest in social science research for ‘privileged mobility' (Croucher 2012) and for ‘elite' (Amar & Green 2022) or ‘desirable' (Sandoz 2021) migration has brought to light the social stratification of immigrant populations and migration experiences, as well as the diversity within the sub-population of immigrants who are well endowed with economic or cultural capital: senior executives and their spouses, investors, pensioners, students, teachers, artists, digital nomads, the intelligentsia, etc. To date, most of this research has focused on migration from Western Europe and North America (the vast majority of whom are white). There is therefore much less research (Torresan 2007; Blum 2022) on privileged mobility from the countries of the Global South (the vast majority of whom are non-white), which may be explained both by the fact that these expatriates are more discreet or more invisibilised and by the fact that their privileged status is less obvious. This is particularly true of the mobility of members of the middle and upper middle classes from the Arab and Muslim worlds, particularly the Maghreb.
However, mobility from the south to the north of the Mediterranean is not only significant in quantitative terms (there are for example around a million Moroccans in Spain, Algerians in France and Turks in Germany), but it has also been characterised by increasing social selectivity over recent decades, caused by the crowding-out effect of restrictive policies (on the issue of Schengen visas, the right to family reunification, access to European labour markets, etc.) and by the over-selection effect of European attraction policies (European blue card, talent passport, golden visa, etc.). The public spheres in the southern Mediterranean have thus become familiar with talk of the ‘brain drain' of their engineers and doctors. While some studies have looked at the international experience of students and graduates from the Maghreb (Ben Sedrine & Geisser 2001; Mazzella 2009; Jamid 2022; Vallot 2024) and on the departure of Algeria's intellectual elites during the black decade (Khaled 2023), the question of the privileges associated with the mobility of the Maghreb's middle and upper middle classes to Europe remains largely unexplored.
This workshop therefore invites researchers in the social sciences, whatever their discipline or status, to explore this issue on the basis of original empirical surveys (completed or in progress, qualitative and/or quantitative, historical or contemporary, carried out in the countries of departure and/or arrival) or secondary analyses of survey data constructed for other purposes, paying particular attention to the effects of public migration policies and to the intersection of social relations (in particular class, race and nationality, but also gender, age, etc.).
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Amar M. et Green N. L. (dir.), Migrations d'élites. Une histoire-monde, XVIe-XXIe siècle, Tours, Presses universitaires François-Rabelais.
Ben Sedrine S. et Geisser V. (2001), Le retour des diplômés. Enquête sur les étudiants tunisiens formés à l'étranger. Europe, Amérique et monde arabe, Tunis, Centre de publication universitaire.
Blum F. (2022), « Une élite en fabrication. Étudiants africains en France dans les années 1950-1960 », in Amar M. et Green N. L. (dir.), Migrations d'élites..., op. cit., p. 207-227.
Croucher S. (2012), « Privileged Mobility in an Age of Globality », Societies, 2/1, p. 1-13.
Jamid H. (2022), « Les étudiants étrangers en France : des démarches épineuses pour un accueil en trompe-l'œil », in Baby-Collin V. et Souiah F. (dir.), Enfances et jeunesses en migration, Paris, Le Cavalier Bleu, p. 351-367.
Khaled K. (2023), Intelligentsias algériennes. Le double exil, Alger, Koukou.
Mazzella S. (dir.) (2009), La mondialisation étudiante. Le Maghreb entre Nord et Sud, Tunis/Paris, IRMC/Karthala.
O'Reilly K. (2000), The British on the Costa del Sol: Transnational Identities and Local Communities, London/New York, Routledge.
Sandoz L. (2021). « Entrepreneurs de la migration. Des stratégies pour contourner les obstacles bureaucratiques », Anthropologica, 63 (1), p. 1-28.
Torresan A. (2007), « How privileged are they? Middle-class Brazilian immigrants in Lisbon », in Amit V. (dir.), Going first class? New approaches to privileged travel and movement, New York, Berghahn Books, p. 103-125.
Vallot P. (2024), « “Petites mains”, mais grandes études. Le déclassement ordinaire des femmes immigrées en France hexagonale », Formation Emploi, 167, p. 143-167.
Wagner A.-C. (1998), Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, Paris, PUF.