Les mobilisations qui ont touché le Liban, l'Algérie et l'Irak en 2019 se sont beaucoup structurées autour de la question des services publics urbains et de la dénonciation des inégalités d'accès. La teneur des revendications exprimées au cours de ces mouvements contestataires montre que les citoyens ne demandent pas “moins d'État”, mais “mieux l'État”. Si ces revendications ont été étudiées en tant que telles (Scala, 2020 ; Allal, Baamara, Dakhli, 2021), si on sait désormais mieux comment se structurent les gouvernements locaux dans les États du monde arabe (Favier, 2001 ; Signoles, 2004, 2006, 2009 ; Baamara, 2017 ; Abescat, 2019) et les effets des réformes de décentralisation sur la gestion des espaces urbains (Harb, Atallah, 2015 ; Bras, Signoles, 2017 ; Verdeil 2018), ce panel aspire à contribuer aux travaux sur les pratiques quotidiennes de desserte et d'accès aux services publics au niveau local (Harb, 2008, 2009 ; Verdeil, Féré et Scherrer, 2009 ; Verdeil, 2010, 2017, 2018 ; Debout, 2012 ; Farah, Verdeil, 2021 ; Chaplain, 2023).
Nous proposons d'étudier comment les différents acteurs qui gravitent autour de l'action publique locale (administrations déconcentrées, élus et leaders locaux, acteurs privés, organisations internationales et non gouvernementales, etc.) produisent - ou non - des services locaux (éducation, santé, électricité, eau, déchets, etc.). L'intérêt est de saisir les logiques et mécanismes de production, de distribution et de réception des services publics à l'échelle locale, non seulement afin de comprendre comment l'action publique est régulée localement, mais aussi pour observer des transformations politiques sous-jacentes peu visibles au niveau national (rôle croissant des intermédiaires non étatiques, décentralisation de facto ou à l'inverse empêchée, relation de négociation ou de compétition entre administrations et leaders locaux, etc.).
Tout d'abord, il s'agit d'observer les recompositions de l'action publique locale à partir des politiques de fourniture des services locaux. Les communications interrogeront, par exemple, la mise en œuvre des réformes de décentralisation ou de privatisation, et leurs effets sur la répartition des rôles entre les différents acteurs et échelons territoriaux. Comment les élus et fonctionnaires locaux s'emparent ou à l'inverse se détournent de réformes nationales ? À l'inverse, il est aussi possible d'analyser la manière dont les acteurs locaux se mobilisent pour assurer la fourniture de services en dépit de l'absence de réforme.
Ensuite, nous proposons d'étudier la diversité des acteurs impliqués dans la production des services publics à l'échelle locale, ainsi que leurs intérêts et rationalités dans la fourniture de services. Il s'agit par exemple d'étudier la façon dont les élites locales (élues ou non élues) convertissent les services urbains en une ressource pour construire leur légitimité et gagner en capital politique. Au-delà des élites, d'autres acteurs, qui gravitent autour de la sphère publique locale et contribuent à façonner le service public (organisations internationales et non gouvernementales, associations locales, etc.), peuvent aussi avoir un intérêt particulier à assurer la desserte de services urbains afin de gagner en influence au sein de l'espace local, mais aussi pour créer de nouveaux marchés, ou encore positionner leurs technologies.
Nous posons enfin la question des bénéficiaires, et de leurs accès aux services locaux (sélection, distribution, réception et appropriation). Qui a accès à ces services urbains ? Sur quels critères ? Quelle est la marge de manœuvre du guichetier et des petits fonctionnaires qui délivrent, ou non, l'accès aux services publics (Dubois, 1999) ? Dans quelle mesure la desserte de services participe-t-elle à la production d'inégalités socio-spatiales au sein des villes ? Nous porterons aussi une attention particulière à la façon dont les habitants et habitantes agissent afin de dénoncer ces inégalités d'accès. À qui s'adressent-ils ? Sous quelle(s) forme(s) se mobilisent-ils ?
Abstract
The mobilisations that occurred in Lebanon, Algeria and Iraq in 2019 were primarily organised around the topic of public services and the denunciation of access inequalities. The content of the demands expressed during these protest movements demonstrates that citizens are not asking for “less state”, but for a “better state”. While these demands have been studied (Scala, 2020; Allal, Baamara, Dakhli, 2021), while we now know more about how local governments are structured in the states of the Arab world (Favier, 2001; Signoles, 2004, 2006, 2009; Baamara, 2017 ; Abescat, 2019) and the effects of decentralization reforms on the management of local spaces (Harb, Atallah, 2015; Bras, Signoles, 2017; Verdeil 2018), this panel aspires to contribute to the literature on everyday practices of providing and accessing public services at the local level (Harb, 2008, 2009 ; Verdeil, Féré et Scherrer, 2009 ; Verdeil, 2010, 2017, 2018 ; Debout,2012 ; Farah, Verdeil, 2021 ; Chaplain, 2023).
We propose to examine the ways in which the various actors involved in urban governance (administrations, elected representatives and leaders, private actors, international and nongovernmental organisations, etc.) produce - or not - local services (education, health, electricity, water, waste, etc.). The aim is thus to grasp the logics and mechanisms of production, distribution and reception of public services at the local level. This will facilitate a deeper understanding of how public action is regulated locally, as well as the observation of underlying political transformations that are not readily apparent at the national level. These include the growing role of non-state intermediaries, de facto or conversely prevented decentralization by local actors, as well as the relationships of negotiation or competition between administrations and local leaders.
The first objective is to examine the recomposition of local public action based on local service provision policies. The papers will examine, for example, the implementation of decentralisation or privatisation reforms and their effects on the distribution of roles between different local actors. This raises the question of how local elected representatives and civil servants engage with, or alternatively, disengage from national reforms. Furthermore, it is pertinent to examine how these 'top-down' recomposition of public action impact traditional local redistribution networks, and consequently, destabilise existing political hierarchies. Conversely, it is also possible to analyse how local actors mobilise to ensure the provision of services in the absence of reform. Secondly, it must be acknowledged that there is a multitude of actors involved in local governance, each with their own interests and rationales in the provision of services. This entails, for instance, an examination of the manner in which local elites (whether elected or non-elected) transform urban services into a resource, thereby enhancing their legitimacy and amassing political capital. In addition to the elites, other actors engaged in local governance (such as international and non-governmental organisations, associations, and so forth) may also have a specific interest in providing urban services with a view to gaining influence within the local area, but also to create new markets or position their technologies. Finally, we address the question of beneficiaries and their access to local services (selection, distribution, reception and appropriation). Who has access to these urban services? Based on what criteria? How much leeway do counter clerks and petty civil servants have in granting or denying access to public services (Dubois 1999)? To what extent does the provision of services contribute to the production of socio-spatial inequalities within cities? We'll also take a closer look at the ways in which residents take action to denounce these inequalities of access. Who do they address? What forms do they take?
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