Résumé
Si autrefois le patrimoine matériel était le seul à jouir d'une reconnaissance politique et juridique, depuis quelques temps, le patrimoine immatériel se voit légitimé par une floraison de conventions et de politiques, sur le double plan international et national. Ce changement de statut est fondamental faisant passer le patrimoine immatériel d'agent passif à agent actif dans la construction sociale et culturelle (L. Turgeon, 2010, p. 390). On comprend alors toute la force de la symbolique quand, fin 2023, l'Organisation du Monde Islamique pour l'Éducation, les Sciences et la Culture (ICESCO) annonce à Rabat l'inscription de 213 sites historiques et éléments culturels du monde islamique sur les listes du patrimoine matériel et immatériel. Ce dernier joue un rôle particulièrement important dans la construction des identités des communautés musulmanes.
Cet atelier s'intéresse à la variété du patrimoine culturel et cultuel, et au processus de naissance du patrimoine oral religieux et artistique dans le monde arabo-musulman. A l'évidence, les communautés musulmanes sont en quête d'un patrimoine interactif, participatif et vivant. Loin de reproduire simplement à l'identique le passé et de le figer dans des objets matériels, elles veulent inscrire leurs traditions dans la créativité et participer elles-mêmes à la reconnaissance de leur patrimoine (A. Ouallet, 2013). Ces expressions de l'islam sont pourtant actuellement menacées par l'orthodoxie imposée par un islam politique mondialisé (S. Al Karjousli, D. Cissouma, 2013).
Historiquement, cette capacité d'adaptation a été interprétée comme l'expression même du miracle coranique et islamique dont l'héritage se lit dans l'extrême richesse et variété des récitations coraniques et des célébrations soufies. Ces pratiques communes dans tout le monde arabo-musulman ont des variantes locales, régionales ou nationales (S. Al Karjousli, 2014). Elles se basent sur la louange à Dieu par les récitations de ses noms ou sur l'éloge du prophète Muhammad, jusqu'à prendre possession du corps et de l'esprit sous la direction d'un maître spirituel et souvent d'un accompagnement musical. Ce patrimoine immatériel est un puissant moyen de montrer et d'affirmer l'existence des groupes, surtout ceux qui sont en situation minoritaire (L. Turgeon, 2010, p. 395). Pourtant, de nos jours, il est critiqué par ceux qui classent comme déviances ce type de célébrations, rejettent tout enracinement de l'islam et intégration des mémoires locales.
L'immatériel construit le matériel, tout comme le matériel incarne et exprime des valeurs immatérielles (M. Herzfeld, 2004), et l'on ne peut faire abstraction de la complexité de la construction de la mémoire et de ses enracinements (P. Nora, 1984-1988).
Comment alors faire pour valoriser et sauvegarder ce patrimoine immatériel culturel islamique qui donne toute sa dimension à la pluralité des expressions de l'islam ?
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Islamic immaterial cultural heritage: new perspectives, new challenges
In the past, material heritage was the only one to enjoy political and legal recognition, but for some time now, immaterial heritage has been given legitimacy by a proliferation of conventions and policies at both international and national level. This change in status is fundamental, moving intangible heritage from a passive to an active agent in social and cultural construction (L. Turgeon, 2010, p. 390). It is easy to understand the symbolic force of this when, at the end of 2023, the Islamic World Educational, Scientific and Cultural Organisation (ICESCO) announced in Rabat that 213 historic sites and cultural elements from the Islamic world would be included on the lists of material and immaterial heritage. The latter plays a particularly important role in shaping the identities of Muslim communities.
This workshop looks at the variety of cultural and cultic heritage, and the process by which oral religious and artistic heritage came into being in the Arab-Muslim world. It is clear that Muslim communities are in search of an interactive, participatory and living heritage. Far from simply reproducing the past in identical form and freezing it in material objects, they want to inscribe their traditions in creativity and participate themselves in the recognition of their heritage (A. Ouallet, 2013). Yet these expressions of Islam are currently threatened by the orthodoxy imposed by a globalised political Islam (S. Al Karjousli, D. Cissouma, 2013).
Historically, this capacity to adapt has been interpreted as the very expression of the Koranic and Islamic miracle, whose legacy can be seen in the extreme richness and variety of Koranic recitations and Sufi celebrations. These practices, common throughout the Arab-Muslim world, have local, regional or national variations (S. Al Karjousli, 2014). They are based on praising God by reciting his names or praising the prophet Muhammad, to the point of taking possession of body and mind under the guidance of a spiritual master and often with musical accompaniment. This immaterial heritage is a powerful means of demonstrating and affirming the existence of groups, especially those in a minority situation (L. Turgeon, 2010, p. 395). However, these days, it is criticised by those who classify this type of celebration as deviant, rejecting any rooting of Islam and integration of local memories.
The immaterial constructs the material, just as the material embodies and expresses immaterial values (M. Herzfeld, 2004), and one cannot ignore the complexity of the construction of memory and its roots (P. Nora, 1984-1988).
How then to value and safeguard this immaterial cultural heritage of Islam that gives all its dimension to the plurality of expressions of Islam?
Bibliographical references
Al Karjousli Soufian, 2014, « La répétition comme forme de création littéraire et musicale dans le monde arabo-musulman » in Delaplace Joseph (dir.), L'art de répéter, Psychanalyse et création, Presses Universitaires de Rennes, pp. 163-174.
Al Karjousli Soufian, Cissouma Diama, 2013, « Capter les richesses du patrimoine mondial dans une ville sainte de l'islam : dynamiques endogènes et attentes des touristes. L'exemple de Djenné au Mali » in Via@, n° 3, 18 p.
Chastel André et Babelon Jean-Pierre, 1993, La Notion de patrimoine, Paris, Ed. Liliane Levi.
Grabar Oleg, 1987, Formation de l'art islamique, Paris, Flammarion, 333 p.
Nora Pierre, (dir.), 1984-1988, Les lieux de mémoire, vol. 1-3, Paris, Gallimard.
Herzfeld Michael, 2004, “The Body Impolitic: Artisans and Artifice”, The Global Hierarchy of Value, Chicago, University of Chicago Press.
Ouallet Anne, 2013, « Les patrimoines : entre pluralité, ressource et lien social, exemples maliens » in Chérif Khaznadar (dir.), Le patrimoine, oui, mais quel patrimoine?, Actes Sud, coll. « Babel », pp. 441-459
Riegl Aloïs, 2013, Le Culte moderne des monuments, son essence, sa genèse, Paris, Le Seuil, 180 p
Turgeon Laurier et Saint-Pierre Louise, 2009, « Le patrimoine immatériel religieux au Québec : sauvegarder l'immatériel par le virtuel », Ethnologies, 31, 1, pp. 201-233.