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« Faux-pas : se louper ? ». Réalité et hantise d'une erreur d'enquête
Laura Chaudiron  1, 2, *@  , Sarah-Madona Kammourieh  1, 3, *@  
1 : Institut Français du Proche-Orient  (IFPO)
2 : Centre européen de sociologie et de science politique  (CESSP)
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : UMR8209
3 : Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux - sciences sociales, politique, santé  (IRIS)
École des Hautes Études en Sciences Sociales : UMR8156
* : Auteur correspondant

Version française :

Un mot de trop, une question déplacée, une attitude inconvenante, paraître impoli voire indécent, provoquer un malaise ou un sourire gêné, le risque est grand pour le chercheur de commettre un impair pendant la relation d'enquête. La crainte du faux-pas, cette faute quasi-morale, peut provoquer sueurs froides et réveils en sursaut. Péché mortel pour le chercheur tourmenté, le faux-pas révèle notre méconnaissance des usages « d'ici », confirmant une nouvelle fois que nous « n'en sommes pas ». En une fraction de seconde, il manifeste la distance objective que l'enquêteur s'était employé, pendant des semaines voire des mois, à réduire. 

 La description des situations d'inconfort sur le terrain est désormais devenue un passage obligé du récit d'enquête (Bizeul, 2007 ; Avanza, 2008). Les chercheurs travaillant au Moyen-Orient ont ainsi fait part de leurs difficultés d'accès aux données du fait de leur position (Pirinoli, 2004 ; Rivoal, 2009 ; Poujeau, 2009). De nombreuses méthodes sont mises en place afin de contourner ces obstacles : si certains tentent de conformer leur hexis corporelle à celle des enquêtés (Grojean, 2010), d'autres neutralisent leurs attributs de genre pour déjouer les assignations des interlocuteurs (Gallenga, 2007). En revanche, si la portée analytique de l'inconfort est souvent mise en avant (Angey, 2019), le faux-pas en tant que tel, c'est-à-dire le geste ou le mot déplacé, reste souvent décrit sur un mode anecdotique.

Tel un radeau proposé aux enquêteurs en déroute, cet atelier entend s'emparer collectivement du faux-pas comme d'un outil pour entrevoir l'ordre social étudié. L'objectif sera d'abord de décortiquer cet instant embarrassant, source de renégociations empiriques et théoriques, puis d'analyser les appréhensions dont il peut faire l'objet sans pour autant se matérialiser. Il s'agira en somme d'interroger la portée heuristique du faux-pas réel comme du faux-pas redouté.

Parce qu'il manifeste en un instant la « discordance » entre les dispositions de l'enquêteur et celles de ses interlocuteurs (Bourdieu, 2003), le faux-pas nous en apprend autant sur l'habitus du premier que des seconds. Rendant tangibles et saisissables les systèmes de croyances tels qu'ils ont été incorporés et naturalisés par les acteurs, il peut constituer un moment de bascule dans la compréhension du monde social étudié. C'est bien dans cette interaction déconcertante que se nichent, pour l'enquêteur, les prémices d'une nouvelle réflexion et d'éventuelles tactiques méthodologiques. 

Au Moyen-Orient, en particulier sur les terrains vécus comme « difficiles » (Boumaza & Campana, 2007), la potentialité néfaste du faux-pas plane jusqu'à parfois saturer le regard du chercheur. Ses enjeux peuvent être lourds : la rupture dans l'interaction avec les enquêtés peut éveiller un climat de suspicion (Di Trani, 2008) voire coûter au chercheur son accès au terrain. Ici, c'est précisément cette hantise que nous choisissons de décortiquer ainsi que l'autocensure qui en découle. Quels sont les comportements que nous anticipons comme potentiellement problématiques, quels sont les mots que nous taisons sans y penser ? À travers cet atelier nous suggérons d'interroger les « systèmes d'autocontraintes » (Grojean, 2010) mis en place instinctivement par le chercheur ainsi que les lignes rouges qu'il s'impose afin de faire émerger les normes qui régissent l'ordre social étudié. 

English Version:

« Mind the (mis)step ? » Reality and Fear of a Research Blunder

One wrong word, an inappropriate question, an unfitting attitude, seeming impolite or even indecent, causing discomfort or receiving an awkward smile in return—researchers face a high risk of committing a faux pas during their fieldwork. The fear of making a faux pas, seen as a near-moral transgression, can cause cold sweats and restless nights. To the researcher, it is a cardinal sin because it exposes their ignorance of the local customs, further confirming that they "do not belong." In a split second, it reveals the objective distance that the researchers had worked for weeks or even months to bridge.

Describing moments of discomfort in the field has now become a necessary part of the reflexivity in research (Bizeul, 2007; Avanza, 2008). Scholars conducting research in the Middle East, for instance, have reported their own difficulties in accessing data because of their positions (Pirinoli, 2004; Rivoal, 2009; Poujeau, 2009). Numerous strategies are employed to circumvent these obstacles, such as aligning one's bodily hexis with that of the research participants (Grojean, 2010) or neutralizing gender traits to avoid imposed roles by interlocutors (Gallenga, 2007). However, while the analytical significance of discomfort can be highlighted (Angey, 2019), the faux pas itself—that is, the inappropriate gesture or remark—tends to be recounted only as an anecdote.

Acting as a lifeline for researchers in distress, this workshop seeks to collectively explore the faux pas as a tool for gaining insights into the studied social order. The aim is to dissect this awkward moment, which prompts empirical and theoretical renegotiations, while also analyzing the apprehensions it can provoke even without ever materializing. It essentially aims to question the heuristic potential of both actual and anticipated faux pas on the fieldwork.

Because the faux pas instantly reveals the "discordance" between the researcher's dispositions and those of their interlocutors (Bourdieu, 2003), the faux pas offers insights into the habitus of both parties. By making tangible and comprehensible the belief systems that have been internalized and naturalized by actors, the faux-pas can mark the turning point that improves the understanding of the studied social world. It is through this disconcerting interaction that the seeds of new reflections and potential methodological strategies are sown for the researcher.

In the Middle East and particularly on fieldworks that are perceived as "difficult" (Boumaza & Campana, 2007), the faux pas can become harmful to the researcher, sometimes overshadowing their perspective. Its stakes can therefore be significantly high: a breach in interaction with research participants may foster suspicion (Di Trani, 2008) or even cost the researcher their access to the field. In this aspect, we would like to analyze this fear, as well as the self-censorship that results from it. What behaviors do we anticipate as potentially problematic? What words do we instinctively refrain from saying? We believe that examining the "systems of self-constraint" (Grojean, 2010) that we instinctively implement and the red lines we impose upon ourselves, can allow us to question the norms that govern the social world that we study.

 Bibliographie/Bibliography:
 
Angey Gabrielle, « Des vertus de l'inconfort : Enjeux méthodologiques et analytiques d'une enquête sur le mouvement musulman turc de Fethullah Gülen », Terrains/Théories, 31 octobre 2019, no 10.

Avanza Martina, « Comment faire de l'ethnographie quand on n'aime pas “ses indigènes” ? Une enquête au sein d'un mouvement xénophobe » in Alban Bensa et Didier Fassin (éd.), Les politiques de l'enquête, Paris, la Découverte (coll. « Recherches »), 2008, p. 41-58.

Bizeul Daniel, « Faire avec les déconvenues. Une enquête en milieu nomade », Sociétés contemporaines, no 33-34, pp. 111-137, 1999.

Bizeul Daniel, « Que faire des expériences d'enquête ? Apports et fragilité de l'observation directe », Revue française de science politique, 2007/1 (Vol. 57), p. 69-89.

Boumaza Magali et Campana Aurélie, « Enquêter en milieu « difficile »: Introduction », Revue française de science politique, 2007, vol. 57, no 1, p. 5‑25.

Bourdieu Pierre, « La fabrique de l'habitus économique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2003, no 150, p. 79‑90.

Di Trani Antonella, « Travailler dans des lieux sensibles. Quand l'ethnographie devient suspecte » in Alban Bensa et Didier Fassin (éd.), Les politiques de l'enquête, Paris, la Découverte (coll. « Recherches »), 2008, p.245-260,. 

Gallenga Ghislaine, « Ethnologue à marier : la « neutralisation » des attributs sexués en entreprise », Ethnologies, 2007, vol. 29, no 1‑2, pp. 303‑314.

Grojean, Olivier, « Les aléas d'un terrain comme révélateurs de sa structuration. Gestion et objectivation d'une relation d'enquête sur une mouvance radicale et transnationale », Revue internationale de politique comparée, vol. 17, no. 4, 2010, pp. 63-76.

Pirinoli Christine, L'anthropologie palestinienne entre science et politique : l'impossible neutralité du chercheur. Anthropologie et Sociétés, 28 (3), 2004, p.165–185. 

Poujeau Anna, « Des monastères aux funérailles. La construction d'une relation ethnographique avec des chrétiennes de Damas (Syrie) », in Frédérique Fogel et Isabelle Rivoal (dir.), La relation ethnographique, terrains et textes Mélanges offerts à Raymond Jamous, Ateliers d'anthropologie, no 33, 2009. 

Rivoal Isabelle, « Un huis clos ethnographique ou l'impossible enquête chez un ancien milicien libanais », in Frédérique Fogel et Isabelle Rivoal (dir.), La relation ethnographique, terrains et textes Mélanges offerts à Raymond Jamous, Ateliers d'anthropologie, no 33, 2009. 


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