Imaginaires collectifs et pratiques subversives: la Palestine en Egypte / Collective Imaginaries and Subversive Practices: Palestine in Egypt.
Sarah Daoud  1, *@  , Sixtine Deroure  2, *@  
1 : Centre de recherches internationales  (CERI)
Sciences Po, CNRS
2 : Paris 1 Pantheon-Sorbonne
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne
* : Auteur correspondant

FR

La Palestine constitue un puissant facteur d'identification en tant que symbole de la lutte anticoloniale et anti-impérialiste dans le monde, et plus particulièrement dans les mondes arabes et musulmans (Kirisci, 1986 ; Bennani-Chraïbi, 2008/1) L'acquisition des opinions publiques à la « cause palestinienne » contraint les régimes politiques à un certain équilibrisme et à adopter une position ambivalente. Le cas de l'Égypte est à cet égard emblématique. Les régimes successifs ont, depuis la conclusion du traité de paix en 1979, pris des décisions politiques, économiques, sécuritaires visant à approfondir les relations de coopération avec Israël, sans outrepasser l'avis général globalement hostile à l'Etat hébreu (Barnett, 1998 ; El Oifi, 2005/3).

En outre, la Palestine est un vecteur de mobilisations politiques en Égypte. A titre d'exemple, au moment du déclenchement de la deuxième Intifada au début des années 2000, des « comités populaires » de soutien à la résistance palestinienne émergent, lesquels ont plus tard inspiré d'autres mouvements contestataires, à l'instar de Kifaya (Al-Ahnaf, 2003; El-Chazli et Hassabo, 2013). En 2007, un comité égyptien pour la levée du blocus sur Gaza est créé, initiative qui provoque le désarroi des dirigeants politiques accusés de participer au siège de l'enclave palestinienne (El-Chazli, 2010). C'est ainsi au travers de la lutte pour la cause palestinienne qu'une partie de la génération des militants de la révolution du 25 janvier 2011 s'est formée, tout comme la question israélo-palestinienne fut « présente dès le début » du soulèvement (Abou-El-Fadl 2012). La Palestine s'est aussi trouvée au cœur des « échanges de coups » propres à la situation révolutionnaire (Dobry 2012). Le Hamas à Gaza, assimilé aux Frères musulmans égyptiens, a également été visé par le « lynchage médiatique » dont a fait l'objet la Confrérie depuis le printemps 2013 (Ben Néfissa, 2015 ; Amr, 2014). Par ricochet, la propagande du régime postrévolutionnaire, relayée par les médias, a contribué à construire la Palestine, et plus particulièrement les Palestiniens de Gaza, en risque pour la sécurité intérieure égyptienne (Daho, 2019).

La Palestine en Égypte ne relève ainsi pas tout à fait de la politique étrangère ni tout à fait de politique intérieure (Daoud, 2024). Cette ambivalence s'est à nouveau matérialisée dans les tentatives de mobilisations qui ont émergé depuis le 7 octobre 2023 en Égypte. Alors qu'une répression féroce s'abat sur tous les mouvements sociaux depuis fin 2013, des activistes sont parvenus à reproduire des espaces de contestations. Certes contenue – souvent dans des syndicats ou sur les réseaux sociaux - et réprimés, cette dynamique est inédite dans le contexte autoritaire égyptien. Alors que le gouvernement égyptien est accusé de laisser faire, des artistes, acteurs ou musiciens, expriment publiquement leur solidarité avec les Palestiniens de Gaza. Des mobilisations s'organisent dans différentes universités, renouant de façon inédite avec l'activisme estudiantin étouffé par l'interdiction de la tenue d'activités politiques à l'Université en octobre 2014 (Ramzy, 2017). Des membres de l'opposition s'indignent face à la mort de conscrits tués dans des échanges de tirs avec des soldats Israéliens à Rafah, réinvestissant la martyrologie militaire construite autour des soldats tués lors des différentes guerres opposant l'Égypte à Israël. Le soutien à la Palestine constitue un outil discursif de contestation puissant qui vient travailler de façon singulière l'autoritarisme égyptien et bousculer les affectations politiques. Comment la Palestine nourrit-elle les imaginaires collectifs qui se développent et se déploient dans les espaces politiques égyptiens ? Ce panel a pour objectif de questionner les récits et les pratiques subversifs déployés par différents acteurs·rices égyptiens·nes depuis le 7 octobre, venant à la fois bouleverser les lignes et les codes d'expressions politiques et artistiques développés depuis la forclusion de l'effervescence pluraliste (Allal et Vannetzel, 2017), tout en s'inscrivant dans une histoire longue des mobilisations. Ce panel invite les contributions de chercheur.es dont les objets de recherches, sans être initialement liés à la question palestinienne se trouvent néanmoins secoués par le 7 octobre.

EN

Palestine represents a powerful factor of identification as a symbol of anti-colonial and anti-imperialist struggle worldwide, particularly in the Arab and Muslim worlds (Kirisci, 1986; Bennani-Chraïbi, 2008/1). Public support for the "Palestinian cause" compels political regimes to maintain a delicate balance and adopt an ambivalent position. Egypt serves as a prime example in this regard. Since the signing of the peace treaty in 1979, successive regimes have made political, economic, and security decisions aimed at deepening cooperative relations with Israel, without disregarding the generally hostile public opinion towards the Israeli state (Barnett, 1998; El Oifi, 2005/3).

Moreover, Palestine serves as a catalyst for political mobilizations in Egypt. For example, at the onset of the Second Intifada in the early 2000s, “popular committees” in support of Palestinian resistance emerged, which later inspired other protest movements such as Kifaya (Al-Ahnaf, 2003; El-Chazli and Hassabo, 2013). In 2007, an Egyptian committee to lift the blockade on Gaza was established, an initiative that caused discomfort among political leaders who were accused of participating in the siege of the Palestinian enclave (El-Chazli, 2010). It was through the fight for the Palestinian cause that part of the generation of activists from the January 25, 2011, revolution was formed, just as the Israeli-Palestinian issue was “present from the start” of the uprising (Abou-El-Fadl, 2012). Palestine was also central to the “exchanges of blows” characteristic of the revolutionary situation (Dobry, 2012). Hamas in Gaza, associated with the Egyptian Muslim Brotherhood, was also targeted by the “media lynching” that the Brotherhood faced since the spring of 2013 (Ben Néfissa, 2015; Amr, 2014). As a result, the post-revolutionary regime's propaganda, relayed by the media, contributed to framing Palestine, and particularly the Palestinians of Gaza, as a threat to Egyptian internal security (Daho, 2019).

Palestine in Egypt thus belongs neither entirely to foreign policy nor entirely to domestic policy (Daoud, 2024). This ambivalence has resurfaced in the mobilization attempts that have emerged in Egypt since October 7, 2023. While fierce repression has crushed all social movements since late 2013, activists have managed to recreate spaces of protest. Although constrained—often within unions or on social media—and repressed, this dynamic is unprecedented in Egypt's authoritarian context. While the Egyptian government is accused of turning a blind eye, artists, actors, and musicians are publicly expressing their solidarity with the Palestinians in Gaza. Mobilizations have taken place in various universities, marking an unprecedented return to student activism, which had been stifled by the ban on political activities at universities in October 2014 (Ramzy, 2017). Opposition members are outraged by the deaths of conscripts killed in firefights with Israeli soldiers in Rafah, reappropriating the military martyrdom narrative built around soldiers killed in Egypt's various wars with Israel. Support for Palestine serves as a powerful discursive tool of protest that uniquely challenges Egyptian authoritarianism and disrupts political allegiances.

How does Palestine feed into the collective imaginaries that are developing and unfolding within Egypt's political spaces? This panel aims to explore the subversive narratives and practices deployed by various Egyptian actors since October 7, which both challenge the political and artistic codes of expression developed after the foreclosure of pluralistic effervescence (Allal and Vannetzel, 2017), while also being part of a long history of mobilization. This panel invites contributions from researchers whose research objects, while not necessarily originally connected to the Palestinian issue, have nonetheless been impacted by the events of October 7.

Bibliographie:

Abou El-Fadl R., « The Road to Jerusalem through Tahrir Square: Anti-Zionism and Palestine in the 2011 Egyptian Revolution », Journal of Palestine studies, 41, 2, 2012, pp.6-26

_ Revolutionary Egypt, connecting domestic and international struggles, Routledge studies in Middle Eastern democratization and government, 2015

Al-Ahnaf M., « L'intifada vécue d'Égypte », Égypte/monde arabe, n.6, 2003

Allal A., Boutaleb A., Vannetzel M. (dir.), Introduction aux mondes arabes en (r)évolution, De Boeck Supérieur, 2018

Allal A., Vannetzel M., « Des lendemains qui déchantent ? Pour une sociologie des moments de restauration », Politique africaine, 146, 2017, pp.5-28

‘Āmr O., Shitana al-filastīniin fii masr, (« La diabolisation des Palestiniens en Égypte »), traduit de l'arabe, Maktaba al-shorouq al-daoulia, 2014

Armbrust W., Martyrs and tricksters: an ethnography of the Egyptian revolution, Princeton studies in Muslim politics, 2019

Barnett M.N., Dialogues in Arab politics: negotiations in regional order, Columbia University Press, 1998

Bennani-Chraïbi M., « Les conflits du Moyen-Orient au miroir des communautés imaginées : la rue arabe existe-t-elle ? Le cas du Maroc », A contrario, BSN Press, vol.5, 2008/1, pp.147-156

Ben Néfissa S., « La chute historique des Frères musulmans égyptiens : erreurs politiques, blocage idéologique et bureaucratisme organisationnel », in Luizard, J-P., Bozzo A., Polarisations politiques et confessionnelles, Roma TrE-Press, 2015

Brand L., Official stories. Politics and national narratives in Egypt and Algeria, Stanford University Press, 2014

Daho, G., « La désectorisation des politiques de sécurité. Le cas du recentrage interministériel du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale », Revue française d'administration publique, 171(3), 2019, 651-667.

Daoud S., « La Palestine vue d'Egypte : un enjeu de politiques intérieure et étrangère », RAMSES 2025, Ifri/Dunod, 2024

Deroure S., « Du deuil public au deuil collectif : pleurer les « martyrs du devoir » dans l'Égypte postrévolutionnaire », Critique internationale, n.96, 07/2022

Dobry M., Sociologie des crises politiques, Presses de Sciences Po, 2012

El-Abed O., Unprotected Palestinians in Egypt since 1948, Institute for Palestine Studies, 2009

El-Chazli Y., « Diplomaties sans diplomates » : la politique étrangère égyptienne à l'épreuve des solidarités transnationales, mémoire de science politique, IEP Paris (mémoire de master), 2010

El-Chazli Y., Hassabo C., « Socio-histoire d'un processus révolutionnaire. Analyse de la configuration contestataire égyptienne (2003-2011) », in Allal A., Pierret T. (dir.), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Armand Colin, 2013

El-Oifi M., « L'opinion publique arabe entre logiques étatiques et solidarités transnationales », Raisons politiques, 19, 2005/3, pp.45-62

Kirisci K., The PLO and world politics: a study of the mobilization of support for the Palestinian cause, F.Pinter, 1986

Ramzy F., « La répression des autres : mobilisations et démobilisations dans les universités égyptiennes au lendemain du 3 juillet 2013 », Politique africaine, 146, 2017/2, pp.99-124

 


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