Quoi de plus stable et de plus rassurant qu'une forme ? Dans de nombreuses traditions religieuses, le monde est formé par une main divine qui lui donne son aspect extérieur. Au pluriel, cet aspect rassurant perdure lorsque l'on respecte les formes. Les choses se compliquent cependant lorsque ces formes se manifestent comme des états passagers ou instables, comme un reflet de la porosité du vivant, quand elles ne semblent même exister que pour être transgressées dans leurs limites corporelles, normatives, langagières ou mentales.
Dans le contexte iranien, du Livre des Rois de Ferdowsī (XIe siècle) à l'œuvre de Sīmīn Dāneshvar ou de ‘Aṭīeh ‘Aṭṭārzādeh à l'époque contemporaine, la littérature persane regorge de motifs de monstres et de métamorphoses. La question de la forme humaine et de la possibilité de son altération a aussi été abordée par la théologie chiite duodécimaine, dans le cadre de l'exégèse de versets coraniques mentionnant que l'homme a été créé « de la forme la plus parfaite » (95:4), mais qu'il a ensuite été « renvoyé au plus bas des degrés » (95:5), et peut même devenir « semblable aux bestiaux » (7:179).
Cet atelier vise à appréhender la manière dont ces figures du difforme et du monstre ont été mobilisées dans différents contextes politiques et sociaux en Iran pour questionner des manières d'exercer le pouvoir, interroger des normes sociales ou religieuses, ou encore permettre d'outrepasser des contraintes et cadres érigés par des autorités extérieures. Au-delà de sa dimension subversive, il s'agit aussi de réfléchir à la façon dont le motif de la métamorphose et du difforme permet d'exprimer des désirs, nourrit des imaginaires, et participe à façonner des manières alternatives de penser l'ordre du vivant et les relations entre l'humain et le non-humain.
Le corpus étudié comprendra notamment des œuvres littéraires et de théologie chiite, des textes journalistiques, des discours politiques, mais aussi des récits de pratiques d'Iraniens recueillis dans le cadre d'une démarche ethnographique. Centrées sur la période contemporaine, les contributions pourront aussi inclure des textes littéraires et religieux plus anciens permettant de retracer certaines racines de ce rapport à la forme et à ses altérations.
What is more stable and reassuring than a form? In many religious traditions, the world is shaped by a divine hand that bestows upon it its outward appearance. Known forms are appeasing even in their plurality, so long as each one retains its own separate, distinctive features. Wherever these forms become elusive or changing, however, discomfort arises. Could it be that a form is merely the manifestation of a transient state, an instant in the porous existence of living beings? How can order be maintained, if the form of life is just a moment in the flow, reflecting only the continual trespassing on its own bodily, linguistic, and mental boundaries? From Ferdowsī's Book of Kings (11th c.) to the contemporary works of Sīmīn Dāneshvar and ‘Aṭīeh ‘Aṭṭārzādeh, figures of monsters and metamorphoses abound in Persian literature. The questions raised by the human form and the possibility of its alteration has also been addressed by Twelver Shiite theology, discussing exegetical interpretations of those Quranic verses stating that humans were created “in the best form” (95:4) yet destined be reduced “to the lowest of the low” (95:5), and that they are “like cattle” (7:179).
This panel explores the ways in which figures of deformation and monstruosity have been used in Iran to question social and religious norms, or the exercise of power, at times even to legitimize transgression of rules and constraints imposed from the outside by the authorities. Beyond this subversive edge, the panel also reflects on how the motif of metamorphosis and deformity functions to express desires and fuel the imagination, shaping alternative ways of thinking about the nature of life and the relationship between human and non-human. The corpus under study includes literary works, Twelver Shiite theological texts, journalistic pieces, as well as political discourses and personal narratives collected through ethnographic research. While focusing on the contemporary period, contributions may also trace these issues and motifs in textual sources from the distant past.
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